Les services numériques sont ils un bon terrain de riposte pour les droits de douane ?

-

Comme attendu les Etats-Unis ont déclenché une guerre des droits de douane contre quasiment le monde entier. Si on peut s’attendre à ce que le consommateur américain soit le premier à payer la note, et la paiera sans doute au prix fort, l’effet plus ou moins long terme sera catastrophique pour toutes les économies.

Dans ce contexte où les économies européennes sont frappées sur les secteurs qui font leur force il est légitime de penser à une mesure symétrique qui toucherait le secteur du numérique et des services numériques qui est une des forces de l’économie américaine.

Mais rien ne dit que ça doit une si bonne idée que cela.

En bref :

  • Les États-Unis ont imposé des droits de douane de 20 % sur les exportations européennes, invoquant un déficit commercial qui diminue fortement si l’on inclut les services.
  • L’Europe reste largement dépendante des services numériques américains, avec peu d’alternatives crédibles en B2C et une présence encore limitée en B2B.
  • Une taxation des services aux entreprises pourrait soutenir les acteurs européens, mais elle implique des coûts élevés et une transition complexe.
  • Cette stratégie risquerait aussi de fragiliser l’emploi lié aux implantations européennes des géants américains, notamment en Irlande.
  • Le moratoire de l’OMC qui interdit toute taxation douanière sur les flux numériques, rend cette option juridiquement incertaine et pousserait vers une hausse de la TVA nationale.

L’offensive américaine des droits de douane

Le 3 avril 2025, Donald Trump a donc déclenché une nouvelle phase de la guerre commerciale en imposant des droits de douane de 20 % sur les exportations de l’Union européennes. Des mesures, justifiées par un déficit commercial américain de 198,2 milliards d’euros en 2024 contre 156,6 milliards en 202 (L’UE affiche un excédent record de ses échanges de marchandises avec les États-Unis) et visent explicitement à protéger les industries américaines.

Un déficit qu’il convient toutefois de relativiser.

Quand on parle de commerce extérieur on a coutume de ne prendre en compte que les biens, pas les services.

Si on inclut les services dans la balance, domaine où les Etats-Unis sont excédentaires de 114 milliards de dollars, ce déficit est beaucoup plus mesuré (Commerce entre l’UE et les États-Unis : l’impact des droits de douane sur l’Europe) : 50 milliards de dollars en 2023.

La Commission européenne prévoit des contre-mesures dès le 13 avril sur l’acier et l’aluminium, tout en explorant des ripostes ciblées dans les services numériques ce qui ne serait à priori que logique : si les Etats-Unis taxent les biens où ils sont déficitaires, taxons donc les services où nous sommes déficitaires.

L’Europe absente des services numériques

Quand on parle de services numériques il est important de comprendre à quel point l’Europe est à peu près nulle part.

Dans le B2C, pour ne prendre que quelques exemples, WhatsApp, Google, Netflix et autres détiennent plus de 80% du marche (L’Europe doit se libérer de sa dépendance numérique). En face, côté Européen, des ProtonMail ou Qwant peinent à dépasser une adoption marginale (moins de 5%).

Ca n’est pas mieux en B2B où des Microsoft, Oracle et Salesforce représentent 70 % des infrastructures cloud critiques et, de plus, « tiennent » leurs clients avec le plus souvent des contrats pluriannuels. En face OVH et Scaleway pèseraient moins de 10%.

L’Europe dépendante des logiciels US

Si on parle de services on ne peut pas non plus ignorer le monde du logiciel où le tableau n’est guère plus brillant.

Microsoft et Google sont archi-dominants dans le monde de la bureautique, Adobe chez les créatifs et Salesforce est le leader dans la relation client.

Ca n’est pas faute d’alternatives européennes comme OnlyOffice dans la bureautique, solidarité française oblige Talkspirit et Jamespot dans le collaboratif, SAP ou l’open source Odoo dans le domaine des ERP mais le constat est brutal : si on enlève SAP et Dassault Systèmes aucun éditeur européen ne peut regarder ses concurrents dans les yeux d’un point de vue commercial (toujours) et technologique (le plus souvent).

On me rétorquera que souvent ils n’ont rien à leur envier au niveau des produits et c’est souvent vrai mais les chiffres sont là et ne mentent pas.

Si on parle des OS ça n’est pas plus brillant. Sur le marché des ordinateurs Windows et MacOS se taillent la part du lion tout comme Android et iOS pour les mobiles.

On peut rêver de voir EU OS installé un jour sur tous les ordinateurs du continent (EU OS: A Bold Step Toward Digital Sovereignty for Europe) mais j’ai vraiment du mal d’y croire.

Les droits de douane pour booster la souveraineté européenne

Quand on parle de taxations des services numériques on parle aujourd’hui d’un périmètre vague sur lequel l’Union Européenne n’a rien décidé. Parle-t-on du B2C ? Du B2B ? Va-t-on l’étendre aux logiciels ?

Mais il n’est pas idiot de penser qu’une taxation des services numériques US bénéficierait largement aux acteurs européens qui bénéficieraient d’un report des clients vers des solutions européennes ce qui bosserait cette informatique souveraine tellement désirée par certains mais qui peine à décoller non pas tant au niveau de l’offre que de l’intérêt du marché.

Que chacun paie 20% de plus pour son abonnement Netflix, Linkedin, iCloud… mais aussi les entreprises pour leurs licences Microsoft, Oracle, Salesforce… devrait en convaincre quelques uns.

Mais est-ce réaliste ?

Le consommateur sans alternative face aux services US

L’idée est bien sur de provoquer une bascule des solutions américaines vers des solutions européennes. Cela fonctionnera à deux conditions : la solution européenne devra être plus abordable (et ça sera logiquement le cas) mais également proposer un service équivalent.

Soyons honnêtes : la taxation des services aux consommateurs ne servirait à rien, voire serait contreproductive.

Non seulement le consommateur européen paierait plus cher mais faute d’alternative crédible il n’aurait nulle par où reporter ses dépenses.

Faisons la liste des services payants les plus populaires : non seulement ils n’ont pas d’équivalent en Europe mais croire que le besoin créera l’offre est totalement illusoire.

J’ajouterai, même si ça n’est pas le sujet, que l’Europe n’a plus de fabriquants d’ordinateurs ou de mobiles digne de ce nom et que peut importe la provenance du hardware il embarquera un OS américain taxable la plupart du temps.

Autant dire que si elle faisait preuve de lucidité l’Union Européenne devrait exclure le champ des services aux consommateurs d’éventuels droits de douane qui ne feraient que peser sur les finances des ménages sans profiter à terme à l’économie locale.

Il reste donc le domaine des services aux entreprises.

Taxer les services aux entreprises : la promesse d’un eldorado

La taxations des services numériques US à destination des entreprises semble donc une option plus réaliste.

En effet si en B2C le consommateur fait face à un désert d’alternatives ça n’est pas le cas en B2B.

En bureautique / collaboration les alternatives européennes à Microsoft et Google sont légion et si elles manquent aujourd’hui de traction c’est plus dû à l’habitude et au syndrome du « on a jamais viré quelqu’un pour avoir choisi Microsoft » qu’autre chose. Et qu’on ne me parle pas de richesse fonctionnelle : l’utilisateur moyen n’utilise de 30% du potentiel de Microsoft 365 ce qui, quand on y pense, devrait pousser les entreprises à réaliser qu’elles jettent de l’argent par les fenêtres (How Enterprises Are Faring in the Battle Between SaaS Application Enthusiasm and Corresponding License Waste).

Idem pour le cloud : les acteurs sont là avec des OVH, Scaleway, Dassault Système… ils ne demandent qu’à changer d’échelle.

Sur les applications métier les SAP et Dassault Systèmes cachent une forêt d’acteurs qui ne demandent qu’à grandir.

Ce qui manque aux acteurs européens ? L’échelle le plus souvent, l’attention des décideurs qui n’ont jamais eu de raison de leur prêter attention, un peu de courage de la part de ces derniers et un coup de pouce qui pourrait venir des droits de douane.

Mais un eldorado qui a tout du champ de mines

Taxer les services aux entreprises a tout d’une potentielle mine d’or dans laquelle on pourrait fort bien ne trouver que du plomb.

Commençons par deux arguments évidents qui vont contre cette idée.

La première c’est que malgré le tableau positif que je dressais plus haut, tous les services US ne peuvent être remplacés par des services européens : Google et Facebook, pour ne citer qu’eux, sont deux régies publicitaires vitales pour les entreprises même si un internet sans pub serait un rêve. Un rêve utopique mais un rêve.

La seconde c’est que pour une entreprise multinationale cela signifierait devoir maintenir un double système d’information selon ses implantations ? Ingérable, complexe et, surtout, hors de prix.

Justement, parlons des couts.

Les entreprises et surtout les plus grandes sont liées à leurs fournisseurs de services numériques par des contrats le plus souvent pluriannuels. Quand bien même elles décideraient d’abandonner Microsoft, Google ou Oracle au profit d’une solution européenne il leur faudrait payer les taxes pendant parfois des années avant de pouvoir basculer. Un prix à payer qui serait insupportable.

Et de toute manière la bascule ne pourrait s’opérer en un jour. Cela se prépare, se planifie, prend beaucoup de temps, nécessite une conduite du changement et au final se paie cher.

Des droits de douane sur les services aux entreprises ferait peser sur ces dernières un poids financier important sans espoir pour elles d’en sortir avant de longues années quand bien même elles feraient le choix de basculer sur une solution souveraine, et ce au prix d’un effort de migration qui viendrait d’ajouter aux taxes payées.

L’emploi et le cas irlandais : l’épine fiscale dans le pied de l’UE

Derrière les taxes se cachent souvent des emplois.

L’Irlande propose des conditions fiscales favorables qui ont attiré des entreprises comme Apple, Google et Microsoft qui y génèrent 45 % de leurs revenus européens.

Concrètement parlant, où que vous soyez en Europe, si vous achetez un service dans une des nombreuses entreprises concernées vous serez facturé en Irlande où elles ont installé des centres de service partagés au service de leurs implantation dans les différents pays.

On parle de 62 000 emplois en Irlande et de 80 000 dans l’UE qui seraient liés aux multinationales de la tech américaine.

Un accroissement des droits de douane qui mettrait à mal l’économie des entreprise US en Europe aura nécessairement un impact sur ces emplois.

Mais au fait peut on mettre des droits de douane sur des services ?

Toutes les hypothèses évoquées plus haut supposent une taxation des services numériques et j’insiste sur la notion de service.

Mais en me documentant sur le cas Irlandais j’ai appris une chose : les acteurs locaux envisagent s’exonérer d’une hausse des droits de douane en basculant tout sur un modèle Saas ! Quoi qu’on en dise beaucoup de ces éditeurs fonctionnent encore avec un modèle de licence perpétuelle qui est assimilé à une marchandise par la justice (La « vente de marchandises » englobe la fourniture de logiciel).

Mais qu’en est il du Saas alors ?

Un moratoire de l’Organisation Mondiale du Commerce de 1998 interdit aux États membres d’imposer des droits de douane sur les transmissions électroniques, cela inclue  les flux numériques transfrontaliers, incluant logiciels, données, médias et services en ligne (SaaS, cloud) même si ce dernier point prête à interprétation (L’OMC a renouvelé le « moratoire sur les transmissions électroniques », mais pour combien de temps ?).

Dans l’hypothèse où le Saas serait exclus des droits de douanes tout comme tous les autres services numériques (Netflix etc) la réponse européenne ne pourra passer que par une taxe comme la TVA sur les produits importés ou alors une taxe spécifique. Et comme la TVA européenne n’existe pas ce sera à chaque pays d’agir de son côté.

Mais c’est un détail qui ne serait pas sans importance. En effet si cela ne change rien pour le consommateur final cela permettrait aux entreprises, qui récupèrent la TVA, de neutraliser l’effet de la taxe pour elles mais les empêchera pas de logiquement la passer aux clients.

Rien d’impossible mais plus compliqué quoique cela permet à chaque pays d’agir individuellement en l’absence de volonté et d’accord collectif.

Conclusion

La guerre commerciale initiée par Donald Trump révèle les faiblesses européennes dans le monde de la tech mais également un potentiel qui pourrait être mieux exploité si les entreprises faisaient jouer la préférence européenne.

Par contre pour ce qui est du grand public la messe semble dite.

Toutefois on se rend bien compte que si des droits de douane sur les services digitaux devaient être mis en place et durer les entreprises européennes le paieraient très cher sans que l’écosystème local n’en profite avant de longues années.

Mais encore faudrait il que les services numériques puissent être assujettis à des droits de douane, ce qui semblerait contrevenir à un moratoire de l’OMC.

Mais tout cela n’est peut être que temporaire : comme en matière de réforme de l’état (Les méthodes d’innovation de l’entreprise fonctionnent elles dans le secteur public ? Ou : les états sont ils réformables ?) :si l’inflation et l’emploi ne vont pas mieux dans les deux ans on risque de voir le congrès revenir en arrière sur beaucoup de choses.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
You don’t speak french ? No matter ! The english version of this blog is one click away.
1,743FansJ'aime
11,559SuiveursSuivre
26AbonnésS'abonner

Récent