Ca n’est pas parce que le travail est invisible qu’on ne peut l’améliorer

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Le propre du travail du savoir est par définition d’être intangible. Au delà de cette Lapalissade ce recouvre une réalité moins joyeuse : on travaille mal aussi bien individuellement que collectivement et on pousse les limites mentales des collaborateurs à leurs limites en s’imaginant qu’elles sont infinies.

L’invisible à bon dos pour les managers qui peuvent ainsi se dire « Si c’est immatériel ça ne se voit pas donc il n’y a pas de problème » et ainsi renvoyer le problème à chaque collaborateur, individuellement, qui devient en charge de sa propre efficacité et de la gestion optimale de la ressource qu’il est.

Cela nous donne des résultat très inégaux en fonction de la maturité de chaque salarié sur le sujet mais, pire encore des pratiques parfois contreproductives. En effet le manque d’uniformité des pratiques de travail peut créer plus de problèmes qu’il n’en résout et on sait également que dès lors que plusieurs personnes travaillent ensemble, la somme des progrès individuels ne veut pas dire qu’il y a un problème, sujet dont on ne manquera pas de reparler avec l’IA.

Pire, à la fin, ils iront blâmer les salariés qu’ils ont laissé se débrouiller seuls en disant qu’ils sont désormais le problème alors qu’ils en sont la victime. N’oublions pas que si dans 96% des cas quand les choses ne vont pas c’est la faute du système et pas des Hommes (The Problem Isn’t the Employee, It’s the System), ce sont les hommes les plus doués pour améliorer le système à condition que leur manager créent les conditions qui le permettent.

Je reste convaincu que si les flux de travail étaient visibles nombre de dirigeants feraient une syncope et demanderaient des comptes aux managers pour leur inaction (L’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi) car faire un mauvais usage voire détruire ce qui n’est ni plus ni moins que l’outil de production est un choix et une faute managériale (L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir) qui créent de l’inefficacité et de la douleur humaine à grande échelle.

Ce à quoi on me répond le plus souvent « mais que peut on y faire, il n’y a pas de méthode« . Faux. Il y a des méthodes. Après tout on ne parle que de flux de travail, de charge et de collaboration et ces sujets ont déjà été largement traités dans d’autres secteurs en leur temps (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?).

« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt » 

The Newyorker – Slack Is the Right Tool for the Wrong Way to Work

L’excellence opérationnelle n’est pas une fin en soi mais une discipline qui demande de la méthode. Une recherche d’amélioration qui repose sur des principes clairs et adaptables aux contextes. Dans l’industrie, cette démarche a été popularisée par des systèmes comme le Toyota Production System (TPS), qui a révolutionné la production en réduisant le gaspillage et en optimisant les flux de travail. Mais dans le travail du savoir, où la production n’est ni linéaire ni tangible, ces principes sont ils applicables ?

C’est ici que le Kaizen entre en scène. Trop souvent réduit à une méthode d’amélioration continue, il davantage un mode de management des personnes qui vise à insuffler un certain état d’esprit pour améliorer l’efficacité et la qualité du travail (Et si on parlait de la qualité du travail).

Comprendre comment les deux fonctionnent donne quelques principes qui sont loin d’être inapplicables aux travailleurs du savoir.

Kaizen ou TPS ? Deux logiques complémentaires

Le Toyota Production System (TPS) repose sur deux piliers fondamentaux.

Tou d’abord le Juste à Temps qui vise à produire uniquement ce qui est nécessaire, au bon moment et en quantité optimale. Cela permet de réduire les stocks et d’éviter les surproductions.

Peu applicable au travail du savoir ? Pas si sûr. Il peut nous interroger sur le sujet de l’hyperconnexion (Hyperconnexion en entreprise : le numérique devient un fardeau) et de nos usages numériques au travail et leur impact environnemental (Numérique responsable : et si on arrêtait l’hypocrisie ? et Numérique et environnement : des usages immatériels pour un impact réel).

A l’heure de l’IA qui va soit disant « augmenter » les collaborateurs cela doit aussi nous rappeler que la somme des gains en productivité / efficacité individuels ne se traduit pas toujours par un gain global dès lors que plusieurs personnes travaillent en équipe ou participent à un workflow ( (IA en entreprise : aller au delà de l’augmentation pour enfin transformer). Comme dans l’industrie, une personne peut à aller seule ruiner les progrès de tous les autres (Comment ne pas devenir un goulot d’étranglement au bureau ?).

Vient ensuite le Jidoka, un concept qui implique une automatisation intelligente avec un contrôle humain. Dès qu’une anomalie est détectée, la production s’arrête pour résoudre le problème avant qu’il ne se propage.

Là aussi c’est un concept qui trouve son application dans le monde des travailleurs du savoir. Déjà avec l’automatisation intelligente qui ne peut que nous interpeler à l’heure de l’IA. Ensuite la question de la propagation des problèmes doit nous rappeler que le digital ne nous permet que de faire vite et à plus grande échelle et que digitaliser un process ou une organisation dysfonctionnelle on va juste dysfonctionnel plus vite et à plus grande échelle : les livrables de qualité moindre, des mauvaises décisions, de la surcharge cognitive mais plus qu’avant et qui toucheront plus de monde.

Le TPS est conçu pour produire efficacement en éliminant trois types de gaspillage (« Muda – inutilité, « Mura » – irrégularité, et « Muri » – surcharge). C’est un système très adapté aux environnements de production physique stable et répétitive mais dans l’esprit il peut également s’appliquer au monde des services et du savoir.

Le Kaizen, en revanche, est une philosophie d’amélioration continue. Elle repose sur trois piliers.

Tout d’abord une approche bottom-up qui valorise l’apprentissage constant et l’expérimentation et des petits changements progressifs, que l’on retrouve dans l’agilité, ancrés dans la vie quotidienne du travail. En fait typiquement ce que j’avais, inconsciemment mais après une réflexion plutôt rationnelle et logique, mis en place avec mes propres équipes à un moment (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue).

Enfin elle suggère une responsabilisation des individus dans l’optimisation de leurs propres processus qui est un sujet qui m’est également cher ces temps derniers (People Centric Operations : adapter travail et opérations aux travailleurs du savoir).

Contrairement au TPS, qui se concentre sur la standardisation et l’efficacité systémique, le Kaizen permet à chaque employé d’être acteur de l’amélioration, ce qui le rend particulièrement adapté au travail du savoir même si de fait je pense que les deux doivent inspirer toute démarche d’amélioration.

Gérer des processus ou gérer des personnes ?

Lorsque l’on parle d’excellence opérationnelle il faut faire le distingo entre les méthodes destinées à gérer les process et celles destinées à gérer les personnes.

Partant du principe que le travailleur du savoir est par définition maitre de son organisation et en quelque sorte propriétaire de son outil de production on peut en effet penser que le Kaizen est ici plus approprié.

Il s’intéresse en effet davantage à la dynamique humaine et culturelle au sein de l’organisation. Il ne se limite pas à l’amélioration des processus, mais cherche à créer un environnement où chaque individu contribue à l’amélioration continue. Il repose sur l‘autonomie, la collaboration et la capacité des équipes à identifier et résoudre les problèmes par elles-mêmes.

Appliquer le Kaizen en entreprise c’est donc reconnaître que la performance ne vient pas seulement de l’optimisation des flux, mais aussi de la capacité des équipes à apprendre, s’adapter et innover en permanence.

Toutefois il y a une limite à cette approche. On ne travaille que rarement seul, on fait partie d’une équipe, d’une organisation, on est un maillon d’un workflow. On dépend des autres comme les autres dépendent de nous. Effectivement on parle de plus en plus d’entreprises distribuées, de self-management mais c’est encore loin d’être la règle et de toute manière même ces formes d’organisation novatrices suivent des règles, des règles différentes mais des règles tout de même (Des opérations formalisées ne sont pas forcément compliquées).

Pour en revenir à mon exemple précédent, même une entreprise distribuée où les salariés sont très autonomes on ne pourra pas se passer d’une réflexion sur l’hyperconnexion et les goulots d’étranglement donc une approche inspirée du TPS a sa place dans la démarche.

Des idées pour améliorer le travail du savoir

Dans le monde industriel l’excellence opérationnelle repose sur la standardisation et l’optimisation des flux mais dans le travail du savoir, les processus sont moins répétitifs, plus cognitifs et plus adaptatifs. L’enjeu est moins le gaspillage matériel que l’efficacité cognitive, la gestion des priorités et à la collaboration.

Il s’agit de créer une culture d’expérimentation et d’amélioration continue dans des environnements complexes ou, pire, compliqués (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué et La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé) où la valeur dépend plus de la qualité des idées que de la vitesse d’exécution (Productivité : et si la qualité était la nouvelle quantité ?).

Cela peut concerner :

  • L’optimisation de la gestion du temps : réduction des interruptions, permettre la concentration.
  • La réduction du bruit informationnel : réduction de la surcharge cognitive liée aux emails, notifications et réunions inutiles.
  • L’amélioration de la collaboration : structurer et fluidifier les prises de décision et améliorer et généraliser le partage d’information.

Les approches proposées influent grandement sur la méthode nécessaire pour y parvenir.

Tout d’abord en favorisant l’amélioration itérative des méthodes de travail au lieu d’imposer des processus rigides.

Ensuite en encourageant le feedback la réflexion critique sur les flux d’information, les modes de collaboration et l’organisation du travail pour apprendre et s’améliorer, s’ajuster.

N’oublions pas que les collaborateurs sont sans doute les meilleurs experts de leurs problèmes et que le rôle du manager n’est pas d’apporter une solution magique mais de les mettre en capacité de trouver des solutions.

Enfin, afin de réduire la surcharge cognitive et la dispersion, en clarifiant objectifs et priorités.

Conclusion

Une meilleure expérience client ou employé est une affaire de qualité et est la conséquence de l’excellence opérationnelle (L’expérience est le nouveau nom de la qualité et est le fruit de l’excellence opérationnelle).

Dans une entreprise où le travail est majoritairement immatériel, l’excellence opérationnelle n’est pas une question de productivité brute, mais de capacité d’apprentissage et d’adaptation, voire d’auto-adaptation.

Les entreprises qui s’inspirent du Kaizen dans leur mode de fonctionnement réussissent mieux à conjuguer engagement des collaborateurs, efficacité et impact.

Elles ne cherchent pas à exécuter plus vite, mais à réfléchir plus intelligemment l’organisation du travail, à améliorer continuellement leurs processus et à encourager une culture de l’innovation.

Image : amélioration continue par Rawpixel.com via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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